dimanche 17 janvier 2010

Apocalypse now (Francis Ford Coppola, 1979)


En transposant le roman de Joseph Conrad Au cœur des ténèbres au contexte de la guerre du Vietnam, Coppola aborde celle-ci sous une perspective  résolument inédite : Non plus seulement celle du drame humain (individuel) ou social (à l’échelle d’une communauté, d’une nation) mais en tant que champ d’interrogation sur l’existence et la nature humaine.
Film crépusculaire et envoûtant, baroque (au sens de la surenchère) et nihiliste, c’est également une réflexion sur la démesure, et le requiem de la fin d’une époque.

Tout comme dans Voyage au bout de la nuit de Céline, la guerre est en effet traitée ici comme un révélateur de la nature humaine. Elle met en lumière des traits crapuleusement banals de nos contemporains, qui ne ressortent qu’au regard des circonstances exceptionnelles, mais qui étaient déjà bel et bien présents avant l’entrée dans le conflit. La guerre ne nous changerait donc pas autant que veut bien l’admettre la morale bien-pensante, elle nous dépouille surtout des convenances et des inhibitions. Et ce qu’elle laisse à nu n’est pas franchement sympathique.
L’escouade de soldats qui accompagnent le Capitaine Willard (de même que tous les autres troufions qu’ils seront amenés à croiser) sont des types de tous les jours, plutôt normaux au regard de leur société et de leur milieu. Cuistot, surfeur ou branleur des quartiers chauds, ils pourraient même passer pour des types cool avec leurs blagues à la con, leur musique et leur  côté festif. Ils vont pourtant assassiner, se droguer et se mettre, de façon générale, à délirer à plein tube au fur et à mesure de l’avancée de leur mission.
C’est que la guerre est une expérience du chaos, surtout quand on part la faire dans un pays étranger (et résolument exotique), et sans trop savoir pourquoi. A ce titre, elle confronte les Hommes à eux-mêmes et à leur manque de rationalité, au traumatisme de la perte du sens (ou pire de son inexistence fondamentale).
Le film part ainsi à la rencontre d’une galerie d’individus, paumés, délirants, livrés à eux-mêmes par la disparition subite de toute valeur. Tous cherchent à imposer un semblant d’ordre à leur milieu, fussent au prix des compromis les plus arbitraires, des actions les plus cruelles ou folles : le Capitaine Kilgore et ses raids d’hélicoptères sur fond de chevauchée des Walkyries, le groupe de soldats déterminés à tenir coûte que coûte leur coin de rivière, reconstruisant inlassablement leur pont sous les tirs de mortiers vietcongs…
Ce qu’ils recherchent tous c’est un but, un semblant de sens ou de finalité, n’importe quoi pour leur donner une direction dans ce marasme cauchemardesque. Et à défaut de pouvoir en trouver à l’extérieur, dans leur environnement, ils vont chercher à en créer d’une façon artificielle et malsaine, ou se cramponneront à leurs illusions. Processus irréversible, qui les conduit à se retrouver pris au piège de leurs fantasmes.

Certains hommes exceptionnels, cependant, retirent de cette expérience du chaos une interrogation plus profonde. C’est le cas du Colonel Kurtz.
Ce qui le différencie des autres c’est qu’il a choisi sciemment cette expérience, alors que son statut de haut gradé lui offrait la liberté de ne pas s’y confronter. Il s’est même confronté à sa hiérarchie pour pouvoir y accéder. Comme le Kurtz du roman, c’est un personnage estimé, considéré comme extrêmement doué par ses pairs, et qui aurait pu réussir tout ce qu’il aurait entrepris dans son pays. Mais il va choisir de tout abandonner pour se fondre dans le chaos (les forêts vierges de l’Afrique noire dans le roman), à la recherche de quelque chose qu’il n’aurait jamais pu obtenir dans la société « civilisée ».
Il a fait le choix de regarder droit dans l’abîme, et en a retiré une connaissance de la nature humaine et de ses faiblesses  qui lui assurent un pouvoir inimaginable sur ses semblables. C’est au « cœur des ténèbres » qu’il a pu se révéler véritablement.
Il aura ainsi l’opportunité de créer son propre univers en s’imposant, auprès de tribus reculées et d’anciens soldats américains fanatiques, comme un genre de dieu de la guerre. Devenu plus qu’un homme, il s’arroge un droit de vie ou de mort  sur cette population marginale à qui il apporte un sens dans cet enfer d’incertitude. Tous ceux qui croisent sa route connaissent le même sort : Eliminés ou asservis (Le prédécesseur de Willard, originellement mandaté par la CIA pour supprimer le Colonel, s’était lui-même finalement soumis à Kurtz).
Le revers de la médaille de tant de pouvoir, c’est la solitude. La servilité et l’adoration de tous ceux qui l’entourent (tout autant que sa propre condescendance envers eux) rendent en effet toute communication impossible. Ecoeuré, Kurtz est devenu incapable d’empathie envers ses semblables. A l’arrivée de Willard il se meurt dans sa tour d’ivoire, de posséder trop de pouvoir, sans pouvoir partager son expérience avec qui que ce soit. Il est parvenu au bout de ses potentialités, a obtenu tout ce qu’il souhaitait, et cela ne lui sert à rien.

Que seul le Capitaine Willard puisse approcher Kurtz n’a donc rien d’anodin. Car lui aussi possède cette forme de vision nihiliste des choses qui le met à l’écart des autres hommes. Vieux routier de l’assassinat politique, cynique et désabusé, cela fait bien longtemps qu’il a coupé les ponts qui le retenaient à la civilisation. Dégoûté de cette guerre, de son pays et de ses contemporains (autant que de lui-même), il est présenté comme un homme muré en lui-même, étranger à toute activité humaine, et ayant développé des tendances autodestructrices (ce dernier point étant clairement abordé dès la scène d’intro du film).
Il se surprend d’ailleurs à comprendre Kurtz avant même de le rencontrer.
Comme dans au cœur des ténèbres, les deux personnages sont amenés à se découvrir mutuellement, et à entamer une relation brève mais profonde. Mais là où Conrad faisait de Marlowe le confesseur de Kurtz, Coppola fait de Willard son complice. Car ici Willard est un monstre à l’égal de Kurtz, et non un simple observateur amené à comprendre celui-ci au-delà de leurs différences réciproques.
Willard accepte de devenir son successeur et héritier (son exécuteur testamentaire pourrait-on dire), celui qui va parachever son œuvre en la consacrant dans la violence.
Il accède au désir de Kurtz de devenir son assassin (petite métaphore oedipienne du fils qui tue son géniteur), et de détruire en même temps toute cette « fange humaine » d’adorateurs, pour laquelle ils partagent le même mépris, la même horreur.
En  anéantissant l’œuvre de Kurtz sous les bombes, il la lui consacre du même coup comme étant sa propriété personnelle, dans un genre d’immense sacrifice funéraire : Celui-ci emporte tout avec lui de la même façon que les dieux ou les pharaons. Triomphe de la mégalo.

Le thème de l’apocalypse, de la fin d’un monde, ne se retrouve d’ailleurs pas seulement à la fin du film, elle le parcourt de bout en bout. Mais sous un angle différent de l’agonie de Kurtz : celui de la fin d’une époque. Coppola aborde en effet la guerre du Vietnam comme ce qui est venu définitivement achever l’age d’or des années 60 et ses utopies.
On retrouve sans cesse cette idée au travers des situations (le surfeur défoncé au lsd, qui se fait un trip hippie avec son chiot sur fond de fusillades) et surtout de la musique, très emblématique de la contre-culture (Creedence Clearwater, les Doors…), qui apparaît  complètement décalée au milieu des massacres et des corps carbonisés au napalm.
On notera dans ce même esprit l’omniprésence du thème The End des Doors (introduction et conclusion du film), qui achève de plonger les personnages (et le spectateur) dans un trip psychédélique, morbide et hallucinatoire.
En allant plus loin, c’est même à la fin de l’espoir et de l’optimisme d’une nation, de façon générale, auquel nous confronte Apocalypse now. Tout comme dans American death trip de James Ellroy, ce conflit est présenté comme le fossoyeur du rêve américain, l’enterrement définitif d’une « American way of life » devenue absurde, grotesque et obsolète (la scène du surf sous les bombes, ou celle du show des strip-teaseuses pris d’assaut par les soldats sont, à ce titre, assez éloquentes). On comprend que Coppola se soit tapé une dépression sur la fin du tournage…

Au final, si l’on passe sur certains effets psychédélisants un peu trop appuyés (et, avouons le, une certaine complaisance envers la mégalomanie du personnage de Kurtz), cette plongée progressive vers l’enfer est incontestablement réussie. D’une noirceur vénéneuse, à la fois personnel et abordant des thèmes universels, Apocalypse now fascine durablement le spectateur. Coppola signe ici son chef-d’œuvre (avec la trilogie du Parrain), et inscrit son film parmi les meilleurs jamais réalisés sur la guerre du Vietnam aux cotés de Full metal jacket et The deer hunter.

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